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FNE - France Nature Environnement

10/21/2024 | Press release | Distributed by Public on 10/21/2024 03:36

Irrigation : le vrai-faux

Sécheresses, inondations… ces phénomènes se répètent et s'intensifient. À chaque crise, on entend comme un écho les mêmes demandes de la part de la profession agricole irrigante : stocker davantage d'eau douce et construire des retenues.

Pour justifier ces choix économiques, les mêmes arguments sont martelés : « l'irrigation prélève peu ! » ou « elle est nécessaire à la souveraineté alimentaire !», sans jamais mentionner les conséquences sur le cycle de l'eau et les impacts sur les milieux naturels. Pourtant, surexploiter une ressource qui se raréfie ne peut être une stratégie durable.

France Nature Environnement passe au crible les approximations et lieux communs qui circulent à ce sujet.

"Il faut stocker l'eau pour résoudre la sécheresse"

FAUX

La création de nouvelles retenues artificielles est souvent présentée comme la solution à la sécheresse, alors que la France compte déjà entre 600 000 et 800 000 retenues d'eau, de toutes tailles et à usages variés. Or, le stockage de l'eau a des impacts sur les territoires : sur les cours d'eau, sur la qualité de l'eau, ou encore sur le niveau des nappes phréatiques. Ils représentent également des investissements financiers, qui participent à un engrenage néfaste pour les agriculteur·trices.

C'est un non-sens écologique

Les retenues impactent les écosystèmes et assèchent les territoires. La situation varie selon le type de retenues, et leur quantité sur un territoire. Une expertise scientifique de l'INRAde 2016 a identifié plusieurs types d'impacts :

  • Les retenues impactent les volumes d'eau, et les débits des cours d'eau, notamment en période estivale, où les eaux sont le plus bas.
  • Les retenues réchauffent les eaux et en dégradent la qualité : stagnant au soleil, les eaux se réchauffent, l'oxygène baisse, des algues voire des bactéries se développent…
  • Les retenues empêchent la circulation des sédiments, ces dépôts minéraux de tailles variées que transportent les cours d'eau (cailloux, graviers, limons…). L'eau creuse les lits des cours d'eau, et redépose plus loin cette matière. Bloquer la circulation de ces sédiments entraîne donc des conséquences sur les lits des cours d'eau en aval.
  • Les retenues en barrage sur cours d'eau ont des effets néfastes sur les écosystèmes et la circulation des espèces aquatiques :

« Les barrages sur un cours d'eau assèchent les secteurs situés à leur aval et détruisent ainsi tous les écosystèmes, notamment les agroécosystèmes. Ils brisent la continuité écologique et constituent un obstacle pour beaucoup d'espèces comme les poissons migrateurs. Ils détruisent aussi, en les noyant, les zones humides situées en amont qui jouent un rôle très utile d'éponge, en stockant l'eau en période humide et en la restituant en période sèche. »

Tribune : « Stocker les eaux de pluie dans des retenues est un non-sens », Le Monde, 2020, Christian Amblard, directeur de recherche honoraire au CNRS

C'est un engrenage qui crée la dépendance et la surexploitation de l'eau
  • Les retenues donnent un sentiment de sécurité, mais elles ne créent pas plus d'eau ! Leur développement aggrave la vulnérabilité de l'agriculture, qui doit compter de plus en plus sur une ressource naturelle qui diminue.
  • Les nouveaux projets d'irrigation peuvent être des facteurs de risques financiers, du fait du coût des investissements, et aussi de la souscription au débit (contrat d'irrigation).
  • Une fois lancé, on n'arrête pas d'irriguer comme ça ! Les ouvrages de stockage collectifs d'eau sont gérés par des structures (réseaux de société d'aménagement régionaux, ASA, collectivités…), qui s'occupent de la répartition de l'eau agricole. Pour de nombreuses structures, si un·e exploitant·e abandonne son contrat de souscription, sa prochaine demande sera tout en bas de la liste d'attente… et elle est longue ! Ainsi, renoncer à son contrat équivaudrait à une perte du droit d'accès à l'eau dans le futur. C'est également une des raisons pour lesquelles il est difficile pour des agriculteurs et agricultrices qui s'installent d'obtenir un accès à l'eau, dans un système de répartition verrouillé. Un accès à l'eau d'irrigation constitue également un argument de poids en cas de revente, poussant les exploitant·es à conserver leur accès, quelle que soit la nature de la production.

Tout cet engrenage peut conduire à une surexploitation injustifiée de l'eau, afin de garantir l'accès des agriculteurs et agricultrices équipé·es à un certain débit. Ainsi, des exploitant·es agricoles équipé·es n'ont d'autre choix que d'irriguer, pour amortir leurs investissements et conserver leur accès à l'eau. Peu de choix, et peu de possibilités de s'adapter à la raréfaction de la ressource en eau, ou aux réels besoins des cultures années après années.

L'eau stockée en amont n'arrive plus en aval

La multiplication des barrages et des ouvrages de stockage peut entraîner une concurrence entre l'amont et l'aval, tant pour les collectivités que pour les milieux naturels. L'été, certaines agglomérations se retrouvent régulièrement en risque de rupture d'alimentation en eau potable. Selon un rapport de l'Inspection Générale de l'Environnement et du Développement Durable de 2023, « plus d'un millier de communes ont dû mettre en place, durant l'été 2022, des mesures de gestion exceptionnelles pour approvisionner leurs habitants. ».

Ainsi, face à la fragilisation de la ressource en eau, la résilience des territoires doit s'organiser tout le long du cours d'eau, pour que certains usages inadaptés (comme une agriculture trop gourmande en eau) ne viennent pas créer ou renforcer des déséquilibres. D'où la nécessité d' une gestion collective prenant en compte les limites de la ressource en eau.

Que signifient «Ressource en eau renouvelable» et «Eau disponible» ?

Ressource en eau renouvelable

« […] totalité de l'eau douce qui entre sur un territoire par le cycle naturel de l'eau : les cours d'eau et les précipitations qui ne retournent pas à l'atmosphère. »

Eau disponible

Fraction de la ressource en eau renouvelable « que l'homme peut prélever pour satisfaire ses usages domestiques et économiques. »

Source : Évolutions de la ressource en eau renouvelable en France métropolitaine de 1990 à 2018, Datalab 2022

Retenues d'eau et sécheresses : le cauchemar espagnol

Le modèle agricole espagnol, souvent cité comme exemple à suivre, nous donne à voir les conséquences d'une exploitation fondée sur la demande en eau agricole, et non sur l'offre des territoires.

L'Espagne, qui a largement investi dans l'irrigation intensive depuis les années 1930, voit actuellement les limites de son système : avec le réchauffement climatique, les sécheresses sont de plus en plus fréquentes et de plus en plus sévères. Les retenues peinent à se remplir, les tensions sur le partage de l'eau empirent, et les territoires s'assèchent. Le territoire est en train d'évoluer vers la désertification.

« Selon des chiffres officiels, 74 % du territoire se trouve en danger de désertification, avec, pour 18 % du pays, un risque élevé ou très élevé. L'Andalousie et la Catalogne, en particulier, souffrent de « processus d'érosion de grande ampleur ».Le Monde, 2023

La gestion agricole de l'eau est pointée du doigt. Le chercheur espagnol Salvador Sanchez-Carillo l'explique dans un entretien dans Le Monde, en avril 2023 :

« […] les eaux souterraines ont été exploitées, principalement pour une agriculture basée sur l'irrigation qui rapporte plus d'argent, puis surexploitées. Le niveau des aquifères [eaux souterraines ndlr] a baissé. Et lorsque viennent des épisodes de sécheresse et de canicule, comme maintenant, les écosystèmes qui puisaient dans les nappes phréatiques pour survivre ne peuvent plus le faire. »

"L'irrigation est nécessaire à la souveraineté alimentaire"

FAUX

Seulement un quart des cultures irriguées est destinée à l'alimentation humaine en France…

Rappelons tout d'abord que plus de 90 % de la surface agricole est pluviale, c'est-à-dire qu'elle dépend des précipitations pour son approvisionnement en eau. La surface agricole irriguée ne représentant que 6,8 % de la surface agricole utile (SAU)…

Selon les chiffres du rapport France Stratégie 2024, les productions de ces surfaces irriguées sont à 34 % destinées à l'exportation. Parmi ce qui reste en France, seulement 26 % est destiné à l'alimentation humaine, et 28 % est destiné à l'alimentation animale

Or, concernant l'alimentation animale, une grande part des produits est également exportée : selon un rapport du Réseau Action Climat, d'Oxfam France et Greenpeace France, « les filières françaises de lait, porc et volaille de chair exportent respectivement à hauteur de 42 %, 39 % et 25 % de leur production ».

Il est donc faux d'affirmer que le développement des capacités d'irrigation est nécessaire à la souveraineté alimentaire de la France, quand la majorité de l'agriculture française dépend des précipitations et que les cultures irriguées sont destinées en grande partie à l'exportation, directement ou indirectement.

Qu'est-ce qu'on irrigue ? Et qu'en fait-on ?

Le maïs grain et semence arrive en tête, avec 32 % des surfaces irriguées en France. Suivi par le blé à 12 %, alors que « l'ensemble des fruits et légumes ne représentent que 15 % du total des surfaces irriguées ».

Que fait-on de ce maïs ?

La culture de maïs semence sert à « produire des semences de maïs en vue d'être conditionnées et vendues aux agriculteurs utilisateurs de semences. » (cf. Semae Pédagogie)

Le maïs grain est « principalement destiné à l'alimentation animale, toutefois, son utilisation s'étend de plus en plus à l'industrie verte (bio plastique, bio carburant) ». (cf. Agriconomie)

Selon le rapport France Stratégie 2024, le maïs « grain et semence » irrigué est destiné avant tout à l'exportation (41 %), à l'alimentation animale (29 %) et à l'alimentation humaine (9 %) en France.

La culture qui représente la plus grande surface irriguée, qui consomme le plus d'eau, au moment le plus critique de l'été, est essentiellement destinée à l'exportation.

L'irrigation sert aussi à calibrer les produits

« […] certaines cultures sont irriguées pour accroître leur rendement et répondre à la demande du marché. C'est le cas de la pomme de terre, qui est irriguée pour respecter le cahier des charges de l'industrie en termes de calibre et de présentation des tubercules, ou bien encore de la vigne, qui est irriguée pour mieux piloter le taux d'alcool du vin et plus largement ses qualités organoleptiques. »Rapport France Stratégie 2024

Exportation, calibrage, pilotage, ces irrigations-là n'ont rien à voir avec la souveraineté alimentaire de la France. Il s'agit d'irrigations de rendement, qui se font au détriment de nos ressources en eau.

L'irrigation est nécessaire pour certaines cultures, que l'on peut qualifier de souveraines, telles que les fruits et les légumes. Mais augmenter l'irrigation n'est pas une voie de souveraineté. On peut en revanche réduire et redistribuer les volumes, et adapter les cultures non essentielles, afin que l'irrigation devienne un outil de résilience, et non une ressource pour faire augmenter le rendement.

La souveraineté alimentaire, c'est aussi (voire surtout) l'eau !

La souveraineté alimentaire concerne aussi l'eau potable ! Pour la consommation humaine, et aussi pour la transformation des aliments. Sans eau potable de qualité, plus de transformation possible, et donc plus d'industrie agro-alimentaire. L'avenir de la souveraineté alimentaire de la France est mis en péril par un développement intensif de l'irrigation, et devrait se concentrer sur une meilleure répartition de l'utilisation de la ressource et les économies d'eau utilisées pour l'agriculture.

"Depuis l'aube de l'humanité, l'Homme cultive et irrigue"

Oui, certes… MAIS!

Comme elle est jolie cette image de livre d'histoire : la Mésopotamie, des paysans en pagne, une houe à la main, des petits canaux d'irrigation, des céréales vertes qui se détachent sur un fond de dunes désertiques… Ah ! La merveilleuse histoire de l'Humanité !

Maintenant, jouons au jeu des sept différences avec notre époque :

The Ancient World, John Haywood, Quercus Books, Massachusetts, 2010. Image par Orna de Pixabay
L'agriculture et l'irrigation ont été industrialisées

Oui, l'eau est indispensable à la production agricole, pour la croissance des plantes ou l'abreuvement des animaux. Oui, elle est utilisée depuis les débuts de l'agriculture. Cependant, l'exploitation de la ressource en eau s'est intensifiée dans les années 1950. Post-guerre, la France a connu une modernisation de l'agriculture, et est passée à une agriculture intensive au détriment du bon fonctionnement des sols et du cycle naturel de l'eau : retournements de prairies, arrachages de haies et des bocages, augmentation des surfaces drainées atteignant désormais 10 % des terres agricoles françaises, et assèchement de mares pour créer des parcelles plus grandes. Cette industrialisation et les politiques agricoles européennes ont favorisé des types de culture intensives très exigeantes en eau.

Les infrastructures et les volumes d'eau de l'irrigation d'aujourd'hui n'ont rien à voir avec ceux de l'irrigation d'hier et encore moins de ceux de "l'Aube de l'humanité". C'est l'industrialisation de l'agriculture et les pratiques associées qui posent des problèmes écologiques, sociaux et économiques aujourd'hui. C'est un système récent, qui perdure, et qui doit être remis en question.

Pour aller plus loin

Voir le documentaire : Tu nourriras le monde, Floris Schruijer &Nathan Pirard, 2022

Un film accessible à tous, réalisé par deux agronomes engagés

Comment l'agriculture céréalière industrielle est-elle née ? Quel est l'avenir de cette agriculture dont les pratiques sont souvent critiquées ? Jeunes ingénieurs agronomes, nous souhaitions répondre à ces questions à travers un documentaire à la fois pédagogique et captivant. En collectant les témoignages des céréaliers ainsi que de précieuses images d'archives, nous avons choisi de retracer l'histoire d'une région emblématique de l'agriculture céréalière française : la Champagne crayeuse…

Ainsi, en explicitant les choix qui ont façonné l'agriculture d'aujourd'hui, nous souhaitions poser les bases d'un débat éclairé sur l'avenir de notre modèle agricole.

"L'irrigation ne représente qu'une petite partie des prélèvements d'eau"

Oui… MAIS

C'est l'irrigation qui CONSOMMEle plus !

La plupart des activités humaines qui utilisent de l'eau douce la restituent aux milieux aquatiques après utilisation. C'est le cas pour l'eau domestique, ou l'eau utilisée pour le refroidissement des centrales nucléaires, qui, après traitement, retournent dans les cours d'eau. Les prélèvements sont plus importants, mais l'eau revient dans son cycle naturel à l'état liquide.

L'irrigation en revanche ne restitue pas l'eau aux milieux, car l'eau prélevée est absorbée par les cultures, ou relâchée par les plantes cultivées sous forme d'évaporation. Cette eau ne se trouve donc plus sous forme liquide dans les cours d'eau ou les nappes souterraines, et c'est donc une perte nette pour les milieux naturels et les autres usages et besoins en eau.

Quand on regarde les chiffres de la consommation de l'eau, l'irrigation arrive largement en tête, avec près des deux tiers de l'eau consommée en France.

Source : France Stratégie, 2024

"L'irrigation représente une toute petite partie des cultures, et n'a donc que peu d'impact"

❌ Alors oui… mais FAUX!

Oui c'est une petite partie de la surface agricole utile… mais c'est un gros impact, pour une minorité d'exploitation !

L'agriculture irriguée est minoritaire en termes de nombre d'exploitations et de surface agricole utile. C'est donc une minorité d'exploitations qui utilise 62 % de l'eau consommée chaque année en France. L'argument de la minorité est souvent utilisé la profession pour minimiser les effets de cette pratique, mais ce constat ne rend que plus discutable l'utilisation de tant d'eau pour si peu d'exploitant·es et de surface.

Que signifient Surface Agricole Utile (SAU), surface irrigable et surface irriguée ?

Surface Agricole Utile (SAU)

« La surface agricole utile (SAU) est un concept statistique destiné à évaluer le territoire consacré à la production agricole. La SAUest composée de :

  • terres arables (grande culture, cultures maraîchères, prairies artificielles…),
  • surfaces toujours en herbe (prairies permanentes, alpages),
  • cultures pérennes (vignes, vergers…)

Elle n'inclut pas les bois et forêts. Elle comprend en revanche les surfaces en jachère (comprises dans les terres arables).

En France, la SAUreprésente environ 29 millions d'hectares, soit 54 % du territoire national. Elle se répartit en terres arables pour 62 %, en surfaces toujours en herbe pour 34 % et en cultures pérennes pour 4 %. »

Source : Actu-Environnement

Surface irrigable et surface irriguée

« Une surface est dite « irrigable » si elle est munie d'un moyen d'irrigation. Une surface est dite « irriguée » si elle a été arrosée au moins une fois dans l'année.

Source : L'irrigation des surfaces agricoles : évolution entre 2010 et 2020, Datalab 2024

En France métropolitaine, la surface agricole irrigable s'élève en 2020 à plus de 2,8 millions d'hectares, en hausse de 23 % par rapport à 2010. »

Source : L'irrigation des surfaces agricoles : évolution entre 2010 et 2020, Datalab 2024

Résilience ou rendement ? Une question de choix de culture

L'irrigation est principalement pratiquée pour compenser un déficit de pluie, ou dans les systèmes de serres tunnel. Mais certains choix de cultures gourmandes eau en période estivale, associés à des objectifs économiques, créent de toutes pièces ce besoin de compenser.

Le maïs, par exemple, est la culture qui représente la surface irriguée la plus importante en France, avec 38 % des surfaces irriguées. Or, cette culture est très exigeante en eau au cœur de l'été, là où les sécheresses sont les plus impactantes et où les ressources en eau sont les plus basses. L'eau est donc majoritairement prélevée et utilisée au moment le plus critique : l'été, quand les ressources en eau sont au plus bas. C'est aussi durant cette période que les milieux naturels et les autres usages ont besoin d'eau. Ces céréales ne sont pas adaptées à la réelle disponibilité de l'eau de nombreuses régions françaises, et chaque été, cela crée des impasses.

Pourquoi faire du maïs alors ? La viabilité économique de cette culture la rend parfois vitale pour certain·es exploitant·es. Mais il s'agit bien là d'un raisonnement économique, qu'il nous faut résoudre par des moyens économiques, et non par la poursuite effrénée d'une irrigation mal adaptée aux territoires.

L'eau n'a pas de prix… et c'est un problème

Pour certaines cultures à forte valeur ajoutée (fruits, légumes, semences), la dépense en eau d'irrigation représente une faible part des coûts de production, d'autant plus lorsque le prix de l'eau est négligeable. Ainsi, la préservation de la ressource en eau peut se faire au détriment d'une recherche de rendement, et de marges.

Sans réelle incitation à diminuer la consommation d'eau ou à modifier les cultures pour se tourner vers de nouvelles cultures non-irriguées plus adaptées, ces systèmes agricoles peuvent perdurer avec un raisonnement uniquement économique et le pari de rendements élevés.

"L'eau qui part à la mer est perdue"

FAUX

L'eau n'est pas PERDUE: c'est son cycle naturel, et il est nécessaire

L'eau douce qui arrive à la mer est-elle perdue ? Inutile ? Non !

L'eau douce qui arrive par les précipitations ou la fonte des neiges et glaciers participe au fonctionnement naturel des cours d'eau et des écosystèmes qui dépendent de cette eau (prairies humides, marais, estuaires, abords des cours d'eau, etc.). Parmi les phénomènes naturels dépendant de la variation des débits de cours d'eau : les crues. En effet, les crues sont indispensables à nombre d'espèces des milieux aquatiques, dans les fleuves et les rivières, mais aussi dans les estuaires et dans la mer ! Les crues leur apportent de l'eau douce chargée de nutriments et de sédiments indispensables. Et qui dit estuaires et mer dit huitres et poissons !

« L'eau douce est cent fois plus riche en nutriments biologiques (nitrates, phosphates) que l'eau de mer. Elle ensemence les zones côtières et permet au phytoplancton de s'y développer. Si on coupe le robinet d'eau douce, on perd automatiquement 20 % de production océanique, et bien plus sur le littoral. Au global, deux tiers des espèces de poissons marins dépendent de l'apport en eau douce. Et cela représente trois quarts des volumes pêchés. »

Olivier le Pape, enseignant chercheur en écologie halieutique à l'Institut agro Rennes-Angers (UMRDecod), dans Sécheresse. Pourquoi le manque de pluie menace aussi les poissons d'eau de mer, Ouest France aout 2022

Le problème, ça n'est pas la quantité d'eau qui part, mais la vitesse à laquelle elle circule

Le cycle de l'eau s'est accéléré. La canalisation de cours d'eau, la destruction de la végétation des rives, le drainage des zones humides ou des fossés, tous ces aménagements ont un effet commun : ils accélèrent la circulation de l'eau. À cela s'ajoute l'artificialisation des sols : imperméabilisés par l'urbanisation, appauvris et asséchés par leur surexploitation et leur drainage, les sols peinent à remplir leur rôle d'éponge.

Ainsi, au lieu de s'infiltrer dans les sols et de rejoindre les nappes phréatiques, l'eau ruisselle, et part grossir les cours d'eau, provoquant des inondations. L'eau part trop vite à la mer, sans avoir eu le temps de s'infiltrer.

Source : Millenaire 3

"L'irrigation s'améliore et utilise moins d'eau"

❌ Alors oui… mais FAUX!

Alors… oui, c'est une meilleure efficacité de l'usage de l'eau

Les technologies, telles que la micro-aspersion, le goutte à goutte de surface ou enterré permettent un meilleur rendement sur l'eau, c'est-à-dire qu'on utilise moins d'eau à l'hectare irrigué et que cette eau s'évapore moins que par aspersion.

MAIS! On utilise plus d'eau malgré tout, car on a augmenté les surfaces irriguées

Il n'y a aucun progrès dans les volumes prélevés et consommés, malgré les améliorations technologiques. Ce type d'installation peut représenter une amélioration du rendement de l'eau à l'échelle d'une exploitation, mais à l'échelle des bassins, l'eau économisée n'est pas laissée aux milieux naturels… elle est utilisée pour plus d'irrigation.

C'est le paradoxe de l'efficacité de l'irrigation

Explicité dans cette étude parue dans Science en 2018 : (extrait traduit de l'anglais)

« Ce paradoxe, selon lequel une augmentation de l'efficacité de l'irrigation à l'échelle de l'exploitation ne permet pas d'accroître la disponibilité de l'eau à l'échelle du bassin versant, s'explique par le fait que les « pertes » d'eau précédemment non consommées à l'échelle de l'exploitation (par exemple, le ruissellement) sont souvent récupérées et réutilisées à l'échelle du bassin versant et du bassin hydrographique.

Les technologies d'irrigation avancées qui augmentent l'efficacité de l'irrigation peuvent même accroître la consommation d'eau de l'exploitation, les extractions d'eau souterraine et la consommation d'eau par hectare. À l'échelle de l'exploitation, cette augmentation peut résulter d'un passage à des cultures plus gourmandes en eau et d'une utilisation accrue de l'eau. »

Grafton, R. Quentin, et al. «The paradox of irrigation efficiency» Science 361.6404 (2018): 748-750., 2018

Voir aussi : Paradoxe de Jevons « Selon lequel une augmentation de l'efficacité favorise une augmentation de la demande, ce qui suggère que la consommation d'eau est susceptible d'augmenter plutôt que de diminuer. » (IDDRI, Billet de blog, 2023)

Entre 2010 et 2020, la surface irriguée a augmenté de 14 %

Entre 1970 et 2000, les surfaces agricoles équipées pour irriguer sont passées de 760.000 à 2,6 millions d'hectares, et l'irrigation continue de se développer. Plus récemment, sur la décennie 2010-2020, les surfaces irriguées ont augmenté de 14 %, selon les chiffres du Recensement Général Agricole 2020. Certaines régions, comme les Hauts-de-France, voient l'irrigation exploser : à surface agricole quasi constante, l'irrigation a augmenté de près de 78 %.

En France, les surfaces irrigables augmentent également, c'est-à-dire les surfaces agricoles équipées pour l'irrigation, mais qui n'ont pas été irriguées dans l'année : selon le rapport de France Stratégie 2024, elles ont augmenté de 23 % durant cette même période.

Ainsi, si des économies d'eau sont obtenues grâce à de meilleures technologies, l'irrigation se développe indéniablement, et consomme toujours plus d'eau. Or, la quantité d'eau disponible est limitée et baisse, et les sécheresses météorologiques et au sol vont être de plus en plus fréquentes à l'avenir.

"Des pluies diluviennes ? Des sécheresses historiques ?"

Oui  ! mais attention !

Si certains épisodes de pluies nous semblent hors saison et peuvent rassurer sur la situation générale de l'eau en France, il faut regarder les précipitations sur plusieurs années pour se faire une idée de la réalité de la ressource en eau disponible. Et ces chiffres-là sont sans appel : l'eau disponible baisse.

Il y a 14 % de moins d'eau disponible depuis les années 1990

La ressource en eau renouvelable, indispensable à nos différents usages et au fonctionnement des milieux aquatiques, a diminué de 14 % en France au cours des trente dernières années. Cette tendance devrait s'aggraver, notamment en période estivale, avec le changement climatique.

Source : Évolutions de la ressource en eau renouvelable en France métropolitaine de 1990 à 2018 - Datalab 2022

Les pluies ne sont pas garanties, et elles n'ont pas toujours l'effet espéré…

Avec les changements climatiques, la France connait des épisodes pluvieux plus intenses, des saisons plus sèches qu'à l'ordinaire, et surtout des saisons plus chaudes. La température joue sur l'évapotranspiration, c'est-à-dire l'eau rejetée par les plantes dans l'air, et qui n'est donc plus disponible sous forme liquide (celle qui compte le plus pour les milieux aquatiques et nos usages).

Source : Évolutions de la ressource en eau renouvelable en France métropolitaine de 1990 à 2018 - Datalab 2022

Les nappes phréatiques se remplissent surtout en hiver et en automne. Au printemps et en été, c'est la végétation qui profite le plus des précipitations, l'évapotranspiration est plus forte et le ruissellement plus faible.

Or, pour que les nappes se rechargent, il faut que l'eau ruissèle suffisamment lentement pour que l'eau pénètre dans les sols, qui eux-mêmes doivent être en bonne santé pour permettre l'infiltration. De fortes pluies au printemps et en été ne parviennent que peu jusqu'aux nappes souterraines, car l'eau est consommée par la végétation qui pousse. C'est pourquoi il est essentiel de préserver le cycle de l'eau, y compris en hiver, quand l'eau semble plus abondante.

À retenir

Les changements climatiques créent des phénomènes extrêmes de plus en plus fréquents et intenses. Mais même s'il pleut, en fonction du moment de l'année où ces épisodes pluvieux arrivent, ils ne participent pas nécessairement à une recharge efficace des nappes d'eau souterraines. La tendance va plutôt à la baisse globale d'eau douce disponible.

  • On ne peut pas compter sur des pluies abondantes pour alimenter du stockage artificiel, car les épisodes sont imprévisibles et que le cycle de l'eau tout entier en a besoin.
  • On ne peut pas compter sur plus d'eau, car dans la plupart des territoires, il y en a moins de disponible et cela va s'accentuer. On ne pourra faire l'impasse des économies d'eau, particulièrement dans le secteur agricole, plus gros consommateur d'eau.

En revanche, on peut compter sur des sols en bonne santé pour conserver l'eau dans des nappes phréatiques. De plus, il existe une solution pour absorber et stocker l'eau des inondations et la restituer en cas de sécheresses : les zones humides.

Mais du coup, on irrigue ou pas ?

Le fait d'irriguer n'est pas une mauvaise chose en soit. L'irrigation est nécessaire à certaines cultures essentielles, telles que les fruits et légumes. Mais il convient de se poser des questions : qu'est-ce qu'on irrigue ? Dans quelle mesure ? Avec quels volumes ? Sur quels critères décide-t-on ? Quels sont les usages prioritaires en agriculture ? Comment crée-t-on une répartition juste pour les exploitant·es et adaptée aux capacités du territoire, sans entraver les autres usages prioritaires, telle que l'alimentation en eau potable et le fonctionnement des milieux aquatiques, qui nous sont nécessaires ?

La ressource en eau disponible baisse, les crises sécheresses et inondations se multiplient : il est urgent d'organiser la résilience de notre agriculture, et de faire une transition vers des pratiques qui peuvent durer dans le temps.

Les exploitant·es ne s'en sortiront pas seul·es

Plus de la moitié du territoire hexagonal est composé de surfaces agricoles. Les impacts de ces activités nous concernent tous et toutes. Cependant, les solutions ne peuvent venir uniquement des exploitant·es. Comme exprimé dans l'article Sécheresse : face au changement climatique, les agriculteurs veulent bien s'adapter mais craignent de finir à sec de France TVinfo, paru en avril 2023 :

« Charger les exploitants de faire cette transition vers l'agriculture écologique, c'est comme demander à un technicien de chez Renault de résoudre le problème des transports», résume Sylvain Doublet, ingénieur agronome et conseiller pour l'association Solagro. « Il pourra éventuellement vous dire comment faire, mais ce n'est pas à son échelle que se prennent ces décisions.» Selon lui, cette demande absurde traduit la méconnaissance d'un système complexe, où les coopératives agricoles, les marchés des matières premières, l'agroalimentaire, la grande distribution et en bout de course, le consommateur, mènent la danse. 

Des changements urgents à porter collectivement, pour faire évoluer un système inadapté :

« La crise agricole actuelle met en lumière les difficultés rencontrées par les agriculteurs et agricultrices, broyé·es depuis des décennies par un modèle agroindustriel à bout de souffle qui ne permet pas de nourrir la population. Il est temps de repenser nos politiques agricoles et alimentaires pour promouvoir une transition agroécologique garantissant la capacité des paysan·nes à vivre dignement de leur travail, l'accès à une alimentation de qualité pour toutes et tous, et la préservation de la capacité des générations futures à se nourrir. La définition de ce nouveau système alimentaire, juste et durable, doit se faire avec les paysan·nes et les citoyen·nes. »

Extrait du dossier : La souveraineté alimentaire : reconnecter agriculture, alimentation et territoires, FNE, 2024

Une question de choix à tous les niveaux

Quelque part, c'est une bonne nouvelle : beaucoup de choses reposent sur nos choix collectifs, et ne sont pas la fatalité. Le changement climatique et la ressource en eau disponible sont des données avec lesquelles on ne négocie pas… En revanche, assouplir certaines mesures, sortir du calibrage industriel de la production, favoriser certains types de productions et de consommations, faire évoluer le système de répartition des eaux agricoles… tout cela relève de nos choix politiques.