Les théâtres de plein air en Île-de-France : une architecture parlante à ciel ouvert

Patrimoine architecturalCes dernières années, la Région a fait le choix de distinguer plusieurs théâtres de plein air à travers le label « Patrimoine d'intérêt régional ». Ces lieux souvent méconnus, érigés au cours du XXe siècle, incarnent une modernité à la fois architecturale et sociale. En valorisant ces espaces de spectacle à ciel ouvert, la Région reconnaît leur rôle dans la transmission d'une mémoire collective et leur place dans le paysage culturel francilien. Par Julie Faure, conservatrice en chef du patrimoine.

Un patrimoine culturel resté longtemps dans l'ombre

Le patrimoine théâtral francilien, longtemps cantonné aux grandes salles parisiennes, a vu émerger au XXe siècle une diversité de formes adaptées aux nouveaux usages et à la démocratisation culturelle. Les théâtres de plein air, construits, le plus souvent, en périphérie de la capitale, dans des jardins privés, squares ou parcs publics, incarnent ce mouvement d'ouverture qui reprend la forme architecturale de l'amphithéâtre antique. Ils témoignent du désir d'exporter hors-les-murs une pratique artistique alors en plein renouvellement afin d'en faire bénéficier le plus grand nombre selon les principes hérités, notamment, du théâtre populaire et de ses créateurs Maurice Pottecher, Firmin Gémier et Romain Rolland pour les pionniers, et bien sûr Jean Vilar après-guerre.

Aujourd'hui leur fragilité, liée à leur exposition aux intempéries, à leurs matériaux de construction mais aussi à leur faible protection due à leur méconnaissance, menace leur pérennité. L'inventaire patrimonial des salles de spectacle mené récemment par la Région a permis de les redécouvrir puis de les mettre en lumière à travers la labellisation « Patrimoine d'intérêt régional » de quatre d'entre eux.

Couilly-Pont-aux-Dames (77) : un havre pour les comédiens

La maison de retraite des artistes de Couilly-Pont-aux-Dames est l'œuvre du comédien Benoît-Constant Coquelin (1841-1909), premier interprète de Cyrano de Bergerac et sociétaire éminent de la Comédie-Française. En 1902, animé par une volonté humaniste, il acquiert une ancienne abbaye pour y créer un lieu de retraite digne pour les comédiens âgés. Le projet est confié à l'architecte René Binet (1866-1911), figure de l'Art nouveau, connu pour sa monumentale porte de l'Exposition universelle de 1900. Cette vaste maison de retraite comprend deux salles de spectacle, dont un théâtre de verdure destiné aux représentations estivales. Inaugurée en 1906, cette scène constituée d'un portique en hémicycle et décorée de d'une frise à l'antique surmontée de mascaron en guise d'acrotères a fait les beaux jours des résidents mais aussi du Tout-Paris qui venait, en nombre, acheminé par des trains affrétés tout spécialement depuis la Gare de l'Est. Labellisé « Patrimoine d'intérêt régional » en 2022, le site perpétue la mémoire d'un haut-lieu du théâtre Seine-et-Marnais qui a vu se produire les plus grands artistes de la Comédie-Française et de l'Opéra.

Fleury-Mérogis (91) : architecture et mémoire de la déportation

Au sortir de la guerre, il s'agit d'accueillir les rescapés des camps nazis. La plupart y ont contracté la tuberculose et nécessitent des soins en sanatoriums. Afin de les prendre en charge plus dignement, deux hommes, le colonel Manhès, résistant et adjoint de Jean Moulin, et Marcel Paul, dirigeant syndical et futur ministre de la Production industrielle, se mobilisent. Figures de la résistance et compagnons de détention au camp de Buchenwald, ils lancent une souscription nationale en 1947 pour acquérir le château de Fleury. L'architecte André Bruyère (1912-1998), ancien résistant comme eux, disciple de Le Corbusier, les rejoint dans l'aventure et se voit confier, dans le parc du château, la construction d'un vaste bâtiment polyvalent comprenant une scène de plein air adossée au porche monumental de la façade. Cet espace théâtral s'inscrit alors dans un vaste programme de réinsertion des survivants des camps porté par la Fédération nationale des déportés et internés. Ainsi ce théâtre singulier, aux qualités architecturales indéniables, constitue un des tout premiers témoins des prémices d'une art-thérapie destinée à soigner les maux du corps et de l'âme. Labellisé « Patrimoine d'intérêt régional » en janvier 2024, il perpétue la mémoire de la déportation incarnant architecture moderne et résilience.

Malakoff (92) : une scène populaire dans le paysage urbain

En 1951, sur l'ancien glacis du fort de Vanves, l'architecte-paysagiste Maurice Villette conçoit le parc Léon Salagnac, dans un esprit de reconstruction et de lien social. Le théâtre de verdure qu'il y intègre prend la forme d'une scène Art déco en béton blanc surmonté des armoiries de la ville et donnant sur un parterre enherbé d'environ 200 places. Il s'inscrit dans la tradition des édicules de squares et parcs tels que les kiosques à musique, dédiés à l'animation et à la culture populaire. Relié à un manège par un vaste passage couvert, il reflète les ambitions de la municipalité de Malakoff d'offrir alors à ses habitants un accès facile aux loisirs destinés notamment aux familles. L'attribution du label « Patrimoine d'intérêt régional » en 2022 vient ainsi saluer l'importance de ce site dans la mémoire collective de la ville, tout en valorisant sa singularité dans le contexte de l'urbanisation croissante de l'après-guerre.

Courbevoie (92) : les frères Véra et l'art du jardin théâtral

Le théâtre de verdure du parc de Bécon, achevé en 1952, est l'un des chefs-d'œuvre paysagers des frères André Véra (1881-1971) et Paul Véra (1882-1957), figures majeures du renouveau des jardins Art déco en France au XXe siècle. André Véra, théoricien du jardin moderne et auteur de nombreux écrits, prône une conception du paysage où la géométrie, la couleur et l'architecture se combinent pour créer des « jardins civiques » : lieux de sociabilité autant que de délectation. Paul Véra, peintre et décorateur, traduit ces idées en motifs stylisés, appliqués aussi bien aux arts décoratifs qu'aux aménagements paysagers. À Courbevoie, leur théâtre de verdure illustre à merveille cette synthèse : le terrain naturel en pente est transformé en amphithéâtre à ciel ouvert, entouré d'essences méditerranéennes. Une orangerie structure la perspective au sommet, tandis que les gradins en éventail accueillent jusqu'à 700 personnes. Restauré en 2021 et labellisé « Patrimoine d'intérêt régional » en 2024, ce théâtre est aujourd'hui l'unique exemple de théâtre de verdure Art déco en Île-de-France.

Ces scènes de plein air incarnent parfaitement la permanence d'une conception, millénaire, d'un théâtre à ciel ouvert, destiné à accueillir le plus grand nombre et dont la forme privilégiée demeure celle de l'hémicycle antique. Chacun d'eux répond en outre à une époque et à des enjeux sociaux précis. Ils illustrent ainsi la conception d'une architecture théâtrale commémorative, et rarement perçue comme telle : symbole de l'essor de la protection sociale au XIXe siècle, porteuse de la mémoire de la Déportation ou encore manifeste du renouveau paysager et urbain d'après-guerre.

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