Enseignant, chercheur en sciences comportementale et santé publique, spécialiste de la psychiatrie et de la santé mentale, Mickaël Worms-Ehrminger est fondateur du podcast « Les maux bleus, dire les troubles de santé mentale » sur les troubles psychiques et auteur de « Vivre avec un trouble de santé mentale ».
La durée et l'intensité sont déterminantes pour faire la distinction entre ce qui relève des fluctuations normales de la santé mentale de manière générale, et ce qui relève de la pathologie.
Mickaël Worms-Ehrminger
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Docteur en santé publique
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Service d'information du Gouvernement
Comment parler de santé mentale ?
Dans le langage commun, quand on parle de santé mentale, on y inclut parfois simplement le sentiment de bien-être ; on parle parfois de troubles psychiques ; on parle parfois de psychiatrie. Ce sont des choses connexes mais pas forcément alignées sur les mêmes critères, le même sens.
C'est la même chose avec la santé en général : si vous demandez à tous les habitants de la Terre ce qu'est la santé, vous aurez 8 milliards de définitions différentes…
Ce qu'on constate, en fait, c'est qu'aujourd'hui, l'expression « santé mentale » n'a pas de définition consensuelle. Nous parlons tous d'un sujet sans vraiment savoir de quoi nous parlons. L'absence de langage commun entre les différents acteurs est un réel problème.
En quoi cette absence de définition commune est-elle problématique ?
En général, dans le domaine de la santé, pour les métiers, les services, les produits, il y a des listes d'autorisations, de la réglementation… Sur la santé mentale, il n'y a quasiment rien. N'importe qui peut se déclarer thérapeute, n'importe qui peut proposer des contenus, y compris des « propositions thérapeutiques » sans que ce soit taxé d'exercice illégal de la médecine ; et l'exercice illégal de la psychologie n'existe pas. Il y a un peu tout et n'importe quoi. Seul le titre de psychothérapeute est réglementé, mais pas l'exercice de la psychothérapie ; et on voit les dérives que cela peut entraîner, par exemple dans le rapport de la MIVILUDES.
Parlons-nous tous de la même chose lorsque nous disons « la dépression », « la schizophrénie »… ?
Si on combine les symptômes de dépression décrits dans les manuels diagnostiques, on trouve 227 combinaisons possibles, plus toute la variabilité individuelle… Aujourd'hui, on dit « la dépression », alors qu'il faudrait en réalité parler « des troubles dépressifs », qui sont infiniment hétérogènes entre les différentes personnes et même d'un épisode à l'autre chez la même personne.
Cependant, sur les réseaux sociaux par exemple, il y a des comptes qui assènent : « la dépression c'est ça, ça, ça et ça », sans tenir compte de l'intensité des répercussions. Forcément, 100 % des personnes s'y retrouvent. Et cela mène à des conduites d'autodiagnostic parfois dangereuses quand elles ne sont pas accompagnées d'une demande d'accompagnement auprès d'un professionnel.
Le problème est que si on se pense en dépression lorsqu'on n'a pas le moral pendant quelques jours, en ne retenant que quelques critères, il y a une banalisation de ce qui constitue en fait une maladie. Si tout le monde a une dépression, c'est finalement que la dépression n'existe pas en tant que pathologie : elle devient un état banal du quotidien.
De là, il est facile de se dire qu'une maladie mentale, et le handicap psychique qu'elle peut entrainer, ce sont juste des gens qui, de temps en temps, ne sont pas bien, et donc que les troubles psychiques ne peuvent pas constituer un « vrai » handicap. Cette banalisation amoindrit la perception de la gravité et des conséquences et invisibilise les personnes avec des troubles sévères nécessitant une prise en charge psychiatrique et/ou psychologique. D'ailleurs, l'acceptation du handicap psychique a baissé de 8 points entre 2021 et 2024, et cette banalisation y a sans doute contribué.
Aujourd'hui, on ne sait plus vraiment ce qui est vrai, ce qui est pertinent, ce qui s'applique à soi. On est dans une fatigue informationnelle. Or la fatigue informationnelle fait se désengager de l'information. On en a trop et on ne sait pas quoi en faire : il y a un exil informationnel, lié à son caractère anxiogène et parfois peu clair ou pas assez neutre.
Comment, alors, mieux parler de santé mentale ?
Il faudrait arriver à un consensus entre les acteurs, et mettre en place des contrôles, des filtres, de la réglementation sur la qualité des contenus diffusés. YouTube s'y est mis en donnant un label pour les contenus produits par des autorités de santé officielles ; cela dit, ces contenus sont rarement en accord avec les normes actuelles des réseaux sociaux.
Ce qui est essentiel, aussi, c'est de remettre en avant et d'insister sur la notion du « pathologique » : l'impact des symptômes sur la vie quotidienne, leur intensité, leur durée, une souffrance « cliniquement significative ».
Le pathologique, c'est le fait de s'éloigner de sa propre norme - et pas de celle de la société, rappelons-le. C'est quand il y a une rupture dans le fonctionnement d'une personne, par exemple un changement des habitudes assez brusque, qu'on entre dans le pathologique et donc, dans le domaine de la psychiatrie et de la psychopathologie.
Reprenons l'exemple de « la dépression » : si on fait abstraction de la notion de durée et d'intensité, on retrouve dans les critères le fait d'avoir été irritable, d'avoir une perte de motivation ou un désintérêt pour des choses qu'on aime bien, d'avoir plus dormi, ou moins dormi, plus mangé, ou moins mangé... On peut facilement tous s'y retrouver ! La durée et l'intensité sont déterminantes pour faire la distinction entre ce qui relève des fluctuations normales de la santé mentale de manière générale, et ce qui relève de la pathologie.
On a tendance aujourd'hui à « surpathologiser » des choses banales du quotidien. Il faut mettre en avant le fait qu'une maladie, c'est une maladie, ce n'est pas simplement se sentir déprimé pendant trois jours : déprime n'est pas dépression.
Comment savoir si ce que l'on ressent est « normal » ou pathologique ?
Quand il y a une souffrance qui commence à durer, qui commence à avoir des conséquences importantes sur sa vie quotidienne, il est temps d'aller voir un professionnel de santé. Il est bien entendu possible de le faire avant, mais c'est rarement le cas.
Généralement, dans les trois quarts des cas, on se tourne en premier recours vers le médecin généraliste. Cela peut aussi être, quand cela est possible et su, le médecin scolaire, le médecin du travail… On ne sait d'ailleurs pas assez qu'on peut solliciter la médecine du travail hors de l'entretien annuel obligatoire.
Le médecin va évaluer la situation, prescrire éventuellement des examens complémentaires pour écarter d'autres causes potentielles (par exemple des problèmes de thyroïde), poser un diagnostic et proposer un premier traitement, médicamenteux ou psychothérapique.
L'hospitalisation
Il y a parfois une forme d'auto-censure des personnes chez le médecin. On peut avoir peur de risquer une hospitalisation si on parle « trop » de sa souffrance. Alors qu'on ne peut pas être hospitalisé en psychiatrie comme cela, dans un claquement de doigt.
S'il y a une mise en danger immédiate de sa vie ou de la vie d'autrui, qu'il y a un discernement qui est aboli ou autres critères, il peut y avoir des demandes d'hospitalisations d'office. Mais il y a des procédures strictes à suivre. Cela peut arriver dans des cas extrêmes qui sont vraiment très minoritaires. Mais, bien entendu, il peut, comme dans toute spécialité médicale, y avoir des mauvaises pratiques, à ne pas négliger.
Si on consulte pour une dépression, le médecin va évaluer de manière clinique son patient, vérifier si on n'est pas dans une crise suicidaire active qui appelle une prise en charge immédiate.
Il est également possible d'en parler à ses proches, qui peuvent apporter du soutien et inviter à consulter, dans la limite de leur capacité à entendre la souffrance bien sûr. Ne dit-on pas dans les avions qu'il faut d'abord mettre son masque à oxygène avant d'aider les autres ?
Est-ce utile de nommer un trouble ?
Certaines personnes sont réellement en demande de diagnostic. Elles ont besoin de savoir et de nommer ce dont elles souffrent, qu'on leur confirme noir sur blanc que ce qu'elles vivent n'est pas une vue de l'esprit, que ce sont des troubles qui ont déjà été étudiés, pour lesquels il y a potentiellement une prise en charge... Qu'il y a des voies de rétablissement, des choses qui permettent d'aller mieux, voire d'aller bien, ou même très bien d'ailleurs ! La maladie psychique n'est pas une condamnation à perpétuité !
La catégorie « diagnostic » peut aussi ouvrir la voie à des remboursements spécifiques, des demandes de reconnaissance de handicap ou d'affection de longue durée… On va pouvoir dire plus facilement que cette personne a des besoins particuliers auxquels on va essayer de répondre quand on en a les moyens. Mais, selon les endroits, cela peut être plus ou moins difficile à obtenir - le handicap, par exemple, relève de la juridiction des départements par les maisons départementales des personnes handicapées.
Le diagnostic permet également d'orienter plus aisément la personne vers une prise en charge, vers des groupes de parole, des associations… Et c'est très utile ! Je pense notamment aux patients experts ou pair-aidants. Ce sont des personnes qui ont un trouble psychique, qui sont bien rétablies ou qui sont avancées dans leur rétablissement, et qui accompagnent des personnes qui ont le même trouble en donnant des conseils concrets piochés dans leur expérience pour gérer au mieux sa maladie, en sus des consultations avec des professionnels du soin.
Attention : il faut bien veiller à ne pas s'identifier totalement à sa pathologie. Se dire : « j'ai un trouble schizophrénique, donc je fais partie du groupe des schizophrènes, donc je suis comme les personnes qu'on voit dans la rubrique "faits divers" des médias. » Alors que la pathologie peut être totalement différente d'un individu à l'autre… Mais certaines personnes souhaitent s'y identifier, et il faut bien entendu respecter ce choix : seule la personne est à même de savoir comment elle souhaite se qualifier, cela fait partie de l'auto-détermination.
Nommer les choses, c'est les sortir de l'innocence, comme le disait Sartre. Quand on nomme quelque chose, on le met au monde. C'est une « renaissance » entre guillemets. On passe d'une personne qui a des souffrances à une personne qui a cette maladie. C'est un changement d'identité, qui entraîne des prises de conscience par rapport à son histoire personnelle - on peut lire Claire Marin sur ce sujet, par exemple.
Quels sont les facteurs qui favorisent la consultation et la prise en charge ?
Ce qui va jouer pour entrer dans une démarche active, ce sont toutes les particularités de la personne. Si elle a été éduquée dans une famille où la psychiatrie est quelque chose de totalement tabou, sa situation financière, sa localisation géographique, etc. peuvent conditionner l'accès aux professionnels de santé.
Le genre est également un facteur non négligeable. Pour des raisons historiques, culturelles, la prise de parole sur les questions de souffrance psychique est assez faible chez les hommes… Il faudrait que l'homme soit « fort », qu'il prenne soin de sa famille, qu'il soit « productif », donc l'homme n'a culturellement pas le droit d'aller mal. C'est ce qu'on voit aussi assez souvent avec la santé physique : les hommes ont tendance à ne quasiment jamais aller chez le médecin, même dans des cas assez sévères. On voit par exemple que plus de 70% des personnes ayant eu recours au dispositif Mon soutien psy sont des femmes.
Et, quand ils y vont, ils sont confrontés au fait que les médecins ne sont pas forcément assez formés au fait que les hommes peuvent aussi être concernés par certains troubles psychiques.
Côté masculin je pense aux troubles des conduites alimentaires (TCA), par exemple. On les associe à l'anorexie et à l'image d'une femme jeune, extrêmement maigre. Mais pour les hommes, les TCA peuvent se manifester autrement : ça va être, par exemple, plutôt l'obsession du muscle, de prendre des compléments protéinés, de ressentir l'obligation obsessionnelles d'aller à la salle tous les jours… Ce sont des choses qui sont socialement perçues comme saines, positives.
Mais quand on doit manger au restaurant et que ça nous stresse parce qu'on ne peut pas manger son repas millimétré, qu'on devient irritable, parfois violent si on ne peut pas aller au sport un soir dans la semaine, c'est qu'il y a une relation pathologique avec l'activité physique et l'alimentation.
Chez les femmes, les canons de beauté nous poussent à dire : « elle est mince, c'est génial » ; pour un homme, on va dire : « il est musclé, c'est génial ». Cela rend d'autant plus difficile de se rendre compte du caractère pathologique de la situation.
Les chiffres disent que les diagnostics de TCA concernent neuf femmes pour un homme. Mais c'est aussi en partie parce que les hommes vont moins consulter et sont moins diagnostiqués. Ils passent sous les radars.
De même, pour la dépression. Quand on parle de ce spectre de maladies, on pense surtout à des personnes avec une grande tristesse, une perte de motivation, des problèmes pour s'alimenter, pour dormir… Mais ses manifestations sont souvent différentes chez les hommes : consommation d'alcool, de tabac ou d'autres drogues, irritabilité, potentiellement agressivité, crises suicidaires « plus sévères ».
Or le fait qu'un homme boive un peu plus d'alcool est considéré comme « normal », bon vivant. Alors que, quand la consommation d'alcool commence à augmenter après 40-45 ans chez un homme, il y a parfois des problèmes anxieux et dépressifs derrière. En prendre conscience n'est pas si simple, encore moins l'accepter et en prendre acte.
On constate le même type de biais pour les femmes avec les troubles du spectre de l'autisme, par exemple.
Comme il y a moins de consultations, il y a moins d'orientation vers le soin.
Le suicide et le genre
On parle beaucoup du fait que, sur les 200 000 tentatives de suicides annuelles en France, la plupart sont le fait de femmes. Mais les 9 000 - 10 000 décès par suicide chaque année sont, pour la plupart, le fait d'hommes. Les hommes vont moins consulter, leur dépression dégénère au maximum du maximum, jusqu'à penser que le suicide est le dernier recours… Alors qu'il y a toujours d'autres recours.
Si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes le proche d'une personne qui a des idées suicidaires, il faut appeler le 31-14. Il est aussi ouvert aux professionnels, aux proches et aux personnes endeuillées par suicide.
En cas de crise suicidaire, si vous sentez que vous êtes en train de perdre pied ou si vous voyez un proche ou un inconnu sur le point de passer à l'acte, c'est le 15 ou les urgences. Il n'y a pas de négociation. C'est une urgence médicale.
La libération de la parole sur la santé mentale peut-elle favoriser une meilleure prise en charge ?
On sait que la façon de faire avancer le sujet, et l'inclusion autour de la santé mentale, c'est essentiellement par la rencontre. La recherche est assez unanime là-dessus, et les enquêtes d'opinion aussi d'ailleurs. C'est la « vraie » rencontre avec une « vraie » personne, c'est le fait de voir une personne qui vit avec un trouble, et de se rendre compte que c'est un être humain, comme un autre.
Ce qui est intéressant, c'est que quand on regarde les chiffres avec un peu plus d'attention, on voit que les choses ne vont pas si mal que ça. On a juste tendance à mettre en avant le négatif, en espérant que ça provoque une prise de conscience et que les gens vont agir.
Mais on sait aussi qu'en fait, ça paralyse les gens de ne donner que du négatif sans donner de solution. Et ça entraîne des cycles de pensée du type « c'était mieux avant », « tout est foutu, il n'y a plus rien à faire ».
Par exemple, quand on regarde la santé mentale des jeunes, on a l'impression que c'est horrible. On peut se pencher sur le détail de la dernière grande enquête épidémiologique chez les adolescents (EnCLASS 2022) publiée par Santé publique France. Et oui, 14 % des collégiens et 15 % des lycéens présentent un risque important de dépression. Mais on a tout de même 59 % des collégiens et 51 % des lycéens qui déclarent un bon niveau de bien-être mental.
Reconnaître cela ne veut pas dire nier la souffrance qui existe, bien au contraire. Certains - et beaucoup trop - vont mal. Et la santé mentale et le bien-être des élèves se dégradent durant le collège et ne s'améliorent pas au lycée. Mais les jeunes qui vont bien sont aussi une ressource pour celles et ceux qui ne vont pas bien : le lien social est un déterminant très important de la santé mentale et de la santé de manière générale - c'est d'ailleurs le principal facteur de longévité, encore plus que l'arrêt du tabac ou de l'alcool !
Donc, les choses vont plutôt bien quand on regarde à l'échelle globale. C'est vrai qu'il y a des groupes qui sont plus à risque : les jeunes filles par exemple, les agriculteurs, les seniors qui sont isolés, les hommes après 40-45 ans - c'est d'ailleurs un des seuls groupes de population dans lequel le suicide a du mal à diminuer.
Mais la trajectoire est positive. On avance dans la recherche, on avance sur les traitements, il y a des réorganisations à l'hôpital, des nouvelles thérapies qui émergent, qui sont acceptées, des formations… il y a beaucoup d'espoir.
Ressources utiles :
Psycom
Cet organisme public a un site internet très complet, avec des informations sur les troubles, les différents types de traitements, de thérapie, sur les droits en psychiatrie. Il propose également un annuaire recensant les associations, lignes d'écoute et autres services qui existent.
Parlons santé mentale !
« Parlons santé mentale ! ». Plus qu'un slogan, cette formule est une ambition pour notre société portée par le Gouvernement, qui a fait de la santé mentale la grande cause nationale...
Aides
Depuis plusieurs années, les politiques publiques évoluent pour permettre à chacun de demander de l'aide plus facilement. Des dispositifs et aides existent pour prévenir, accompagner...
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