Université Laval

10/30/2025 | News release | Distributed by Public on 10/30/2025 14:31

Fantômes antiques au féminin: Agrippine et Philinnion reviennent hanter les vivants

Die Braut von Corinth (La fiancée de Corinthe), œuvre de Johannes Gehrts datant de 1881. Cette représentation de Philinnion est inspirée d'un poème du 18e siècle écrit au sujet de cette jeune femme décédée avant son mariage et que les dieux autorisent à retourner dans le monde des vivants sous forme de fantôme. Cette incursion prend fin lorsqu'elle est découverte et reconnue par ses parents.

L'humain a toujours été fasciné par les fantômes, ces créatures universelles et intemporelles. Qu'on les appelle ombres, spectres, revenants ou esprits, ces apparitions d'outre-tombe ont fait récemment l'objet d'une présentation de la doctorante en ethnologie et patrimoine Alex-Anne Fortin-Otis au Morrin Centre, à Québec. Son exposé avait pour titre «Beautés désincarnées: fantômes et autres apparitions féminines dans l'Antiquité gréco-romaine». Cette communication grand public était organisée par l'Institut d'études anciennes et médiévales de l'Université Laval.

«Pour les gens de l'Antiquité gréco-romaine, explique-t-elle, la mort est un voile qui est franchissable, une barrière qui est perméable. Une personne décédée peut revenir dans le monde des vivants pour une raison précise et pour un temps limité, dans le but de poser un geste. Le défunt revient avec toute sa tête, ses souvenirs. C'est vraiment lui qui peut entrer en contact avec quelqu'un pour ensuite s'en retourner dans le monde des morts.»

La doctorante rappelle que les récits légendaires antiques qui mettent en scène des fantômes proviennent majoritairement de la période du Haut-Empire romain, une époque de changements et de conflits civils. «Les fantômes féminins, dit-elle, se manifestent tous en tant que réponse à une situation de crise. Ces personnages surgissent en réaction à une instabilité, qu'elle soit militaire, politique, identitaire, dogmatique ou encore émotionnelle.»

Selon elle, les récits en question sont d'ordinaire rapportés comme des faits étranges, hors du commun, dont plusieurs ont été témoins, en même temps ou dans des situations isolées.

Violence, injustice et vengeance

Elle précise que les fantômes féminins, les revenantes, résultent communément d'une mort violente, anormale ou prématurée, ou d'un mépris de leurs droits. «La vengeance, poursuit-elle, transparaît comme le principal mobile de leur retour dans le monde des vivants.»

Selon la chercheuse, il est en fait possible d'associer ces évocations de revenantes à la fois aux convictions religieuses, aux croyances et pratiques culturelles des Anciens et à leurs questionnements sur la mort et l'immortalité de l'âme.

Les apparitions antiques existent comme un coussin entre le monde compris et le monde incompréhensible. «La forme presque humaine ou l'existence passée de ces apparitions, souligne-t-elle, permettent de justifier ou de concevoir leur présence et leur existence dans le monde des vivants.»

Dans ses recherches, Alex-Anne Fortin-Otis a trouvé huit récits d'apparitions de fantômes féminins. Ces récits sont mentionnés dans des textes qui racontent ou qui rapportent la réalité et qui ont été écrits, entre autres, par Plutarque, Hérodote et Suétone. Dans ces ouvrages, l'étudiante s'est penchée sur les incursions de l'étrangeté dans la vie réelle à l'intérieur de récits surnaturels, étranges.

Selon elle, il n'existe pas vraiment de dénomination commune dans l'Antiquité pour désigner ces apparitions. Les Grecs utilisent entre autres le mot phasma tandis que les Romains parlent notamment de figura humana.

Agrippine, victime d'un matricide

Dans sa communication, la doctorante a insisté sur Cléonice, Mélissa, Agrippine et Philinnion. «Les seules dont l'existence est assurée sont Agrippine et Mélissa, soutient-elle. Cléonice et Philinnion sont présentées comme des personnes qui ont existé, mais à part ces récits légendaires, on n'a aucune autre preuve de leur réelle existence.»

En l'an 59 apr. J.-C., l'empereur Néron fait assassiner sa mère Agrippine. Le fantôme de celle-ci le poursuivra jusqu'à la fin de ses jours. Ici, l'œuvre Néron devant le corps d'Agrippine d'un auteur inconnu de l'École française, réalisée vers 1650.

- mahmah.ch

Le récit d'Agrippine tourne autour d'un matricide. Selon Suétone et Tacite, l'empereur Néron, le fils d'Agrippine, aurait prétendu que sa mère avait fomenté une tentative d'assassinat contre lui, tentative qui a échoué, et qu'elle se serait suicidée après son échec. Or, Néron était en fait à l'origine de la tentative d'assassinat de sa mère en premier lieu. Par la suite, il aurait été traqué et hanté jusqu'à la fin de ses jours par le spectre d'Agrippine. Selon Suétone, il ne put jamais étouffer ses remords. Souvent, il avoua être poursuivi par le fantôme de sa mère, «par les fouets et les torches ardentes des Furies». Dans la version de Tacite, ce sont les cris et les chuchotements d'Agrippine qui le poursuivent.

«Le fantôme d'Agrippine a notamment été utilisé comme instrument politique par les auteurs, souligne-t-elle. C'est son fils, Néron, qui est considéré encore aujourd'hui comme un empereur particulièrement cruel, qui l'aurait tuée. Le fantôme d'Agrippine qui le poursuit est en quelque sorte l'incarnation de sa culpabilité et un témoignage de sa folie. Par ailleurs, la renommée historique d'Agrippine est suffisante pour justifier la transmission de ce récit et l'existence de son fantôme.»

Philinnion, amour filial, amour charnel

Phlégon de Thralles, dans son Livre des merveilles, et Proclus, dans ses Commentaires sur La République de Platon, mentionnent la revenante Philinnion.

«Philinnion est mon coup de cœur, soutient Alex-Anne Fortin-Otis. Son récit est évoqué deux fois par des auteurs à environ 200 ans d'écart. Je suis une grande fan des rites de passage. On ne peut passer à une nouvelle étape, à un nouvel état, si l'on n'a pas terminé l'ancien état.»

Selon elle, le récit de Philinnion semble réellement être un fait divers qui se transmettait par bouche-à-oreille. «D'autant plus, ajoute-t-elle, que le premier auteur à raconter ce récit est Phlégon de Thralles. Dans son ouvrage, il s'applique à rapporter uniquement des récits fantasmagoriques qu'il a entendus et qu'on lui a racontés au fil de ses voyages et de ses rencontres.»

Philinnion est une jeune femme morte peu avant son mariage. Elle se fait offrir par les dieux l'occasion de revenir parmi les vivants pour un temps (trois soirées) afin de manger, boire et s'unir avec un ami de ses parents qui n'est pas son fiancé et dont elle s'est éprise. Il ne sait pas qu'elle est morte. Il pense qu'elle est vivante. Elle revient le voir jusqu'à ce que ses parents la voient et la reconnaissent.

«On a ici l'enjeu de la sexualité, explique l'étudiante. Philinnion est curieuse. Mais pourquoi aurait-elle eu ce droit? Les rites funéraires n'ont pas été mal faits. À la fin du récit, ses parents ouvrent son tombeau et voient que le corps a disparu. Lorsqu'ils la voient, elle s'effondre et meurt. Son corps doit être placé à nouveau dans un tombeau. Elle n'est pas juste un fantôme, elle est une revenante, presque une morte-vivante à qui on a redonné la vie temporairement.»

Selon elle, on ne voit pas de désir de vengeance dans l'histoire de Philinnion. «Il faut aller plus loin, dit-elle. La réflexion qu'elle fait elle-même sur la chance qu'elle a de revenir est importante. Morte trop jeune, elle n'a pas eu l'occasion d'expérimenter la vie et le désir, et c'est ce que son retour lui permet. Son retour temporaire permet d'adoucir son départ prématuré.»

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