Amnesty International France

11/14/2025 | Press release | Distributed by Public on 11/13/2025 19:45

Tunisie. Le durcissement de la répression contre les organisations de défense des droits humains atteint des niveaux critiques

Les autorités tunisiennes durcissent la répression contre les défenseur·e·s des droits humains et les organisations non gouvernementales (ONG) indépendantes par le biais d'arrestations arbitraires, de détentions, de gels d'avoirs, de restrictions bancaires et de suspensions ordonnées par les tribunaux, tout cela sous prétexte de lutter contre les financements étrangers « suspects » et de protéger les « intérêts nationaux », a déclaré Amnesty International le 14 novembre 2025.

Dans le cadre d'une décision sans précédent, six employé·e·s d'ONG et défenseur·e·s des droits humains travaillant pour le Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR) font l'objet de poursuites pénales pour des accusations liées uniquement à leur travail légitime de soutien aux personnes réfugiées et demandeuses d'asile. L'audience d'ouverture du procès, prévue le 16 octobre, a été ajournée au 24 novembre.

Au cours des quatre derniers mois seulement, au moins 14 ONG tunisiennes et internationales ont reçu des ordonnances judiciaires leur enjoignant de suspendre leurs activités pendant 30 jours. C'est notamment le cas de quatre organisations de premier plan au cours des trois dernières semaines : l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), Nawaat et la section tunisienne de l'Organisation mondiale contre la Torture (OMCT).

« Il est très inquiétant d'assister à l'érosion constante de la société civile tunisienne, jadis si dynamique : cette avancée majeure de la révolution de 2011 s'était à l'époque appuyée sur l'adoption du Décret-loi n° 88 relatif aux associations. Les autorités démantèlent systématiquement l'état de droit, restreignent l'espace civique et étouffent toute forme de dissidence. Cette politique s'inscrit dans le cadre d'une tendance plus vaste de pratiques autoritaires qui se manifestent dans différentes parties du monde, a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice générale de la recherche, du plaidoyer, des politiques et des campagnes à Amnesty International.

« Au lieu de cibler les organisations qui œuvrent à défendre les droits économiques, sociaux et politiques, les autorités tunisiennes doivent mettre fin à cette campagne d'intimidation et libérer immédiatement tous les employé·e·s d'ONG et les défenseur·e·s des droits humains détenus ou poursuivis à titre de représailles pour avoir exercé leurs droits civiques, et lever toutes les mesures provisoires associées, comme les gels d'avoirs. Elles doivent abandonner les accusations injustifiées, lever les suspensions arbitraires et mettre fin aux poursuites pénales visant des organisations qui mènent leurs activités en toute légalité. »

Depuis 2023, les autorités tunisiennes calomnient régulièrement les ONG qui reçoivent des fonds de l'étranger. En mai 2024, le président Kaïs Saïed a accusé les ONG travaillant sur les questions migratoires d'être des « traîtres » et des « agents [de l'étranger] », et de chercher à « installer » en Tunisie des migrant·e·s d'Afrique subsaharienne. Le lendemain, un procureur à Tunis annonçait l'ouverture d'une enquête contre des ONG pour avoir fourni un « soutien financier à des migrants illégaux ».

Au cours des semaines suivantes, les autorités tunisiennes ont perquisitionné les bureaux de trois ONG et ouvert des enquêtes sur les finances et les activités d'au moins 12 organisations tunisiennes et internationales actives dans ce domaine.

This multi-pronged judicial and administrative harassment has created a pervasive climate of fear, restricting the rights to association and freedom of expression and smothering Tunisia's civic space.

Erika Guevara-Rosas, Amnesty International

La police a arrêté et détenu arbitrairement huit responsables, employé·e·s et parfois anciens employé·e·s de ces organisations, les accusant de soutien à des migrant·e·s en situation irrégulière ou de prétendus « délits financiers » en lien avec des financements légaux d'ONG. Deux de ces organisations sont poursuivies sur la base d'accusations pénales infondées, passibles de lourdes peines de prison.

En septembre 2024, peu avant l'élection présidentielle, la répression s'est étendue aux organisations spécialisées dans l'observation des élections, la corruption et les droits humains. En octobre 2024, le ministère des Finances avait ouvert des enquêtes sur au moins dix organisations, dont le Secrétariat international d'Amnesty International à Tunis. Durant la même période, au moins 20 ONG ont commencé à subir des restrictions bancaires injustifiées et des délais dans la réception de fonds étrangers.

Des employé·e·s d'ONG pris pour cibles et placés arbitrairement en détention provisoire

Deux des accusés dans le procès pénal intenté contre des employés du Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR), Mustapha Djemali, fondateur et directeur, et Abderrazek Krimi, chef de projet, ont été arbitrairement placés en détention provisoire en mai 2024. Ils sont jugés aux côtés de quatre autres membres du personnel du CTR en raison de leur travail légitime en faveur des droits humains. Le CTR a collaboré avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en tant que partenaire de mise en œuvre, dans le but de préenregistrer les personnes en quête d'asile et de fournir une assistance cruciale en Tunisie. Ils sont accusés d'avoir « formé une organisation » en vue de « faciliter l'entrée clandestine » de ressortissant·e·s étrangers en Tunisie et de leur avoir « fourni un hébergement », des infractions passibles de peines allant jusqu'à 13 ans d'emprisonnement.

Dans le cadre d'une deuxième procédure pénale visant une ONG, trois membres du personnel de la section tunisienne de l'organisation française de défense des droits des migrants Tunisie Terre d'Asile- Sherifa Riahi, Yadh Bousselmi et Mohamed Joo - seront jugés le 15 décembre. Tous trois sont maintenus en détention provisoire depuis mai 2024, sur la base d'accusations infondées : « hébergement de personnes entrant sur le territoire tunisien ou le quittant clandestinement » et « aide à l'entrée, à la sortie, à la circulation ou au séjour irréguliers d'un étranger ». Lors de la clôture de l'enquête, le juge d'instruction a invoqué pour étayer l'accusation un soi-disant « projet de la société civile, soutenu par l'Europe, dans le but de promouvoir l'intégration sociale et économique de migrants en situation irrégulière en Tunisie et leur installation permanente ».

Parmi les autres organisations visées par des enquêtes et des détentions figurent l'association de défense des droits de l'enfant Enfants de la lune, à Médenine, et l'organisation antiraciste Mnemty, dont des représentants légaux sont détenus depuis novembre et mai 2024. Plusieurs de leurs employés et partenaires font l'objet d'enquêtes pénales pour des infractions financières infondées. En outre, Salwa Ghrissa, directrice exécutive de l'Association pour la promotion du droit à la différence (ADD), est également maintenue en détention depuis le 12 décembre 2024, dans l'attente des résultats d'une enquête sur le financement.

La répression s'étend à d'autres organisations de défense des droits humains

En septembre 2024, la commission électorale a rejeté les demandes d'accréditation de deux organisations spécialisées dans l'observation des élections, Mourakiboun et Iwatch, invoquant la réception de « fonds étrangers suspects ». Quelques jours plus tard, le Département des enquêtes fiscales (BILF) du ministère des Finances les a convoquées pour interrogatoire. En deux semaines, le parquet a gelé leurs comptes bancaires, paralysant de fait leurs activités.

À partir d'octobre 2024, le même Département a ouvert une enquête sur le bureau régional d'Amnesty International à Tunis, ainsi que sur une dizaine d'ONG. Au cours des mois suivants, il a convoqué le président du conseil d'administration d'Amnesty International et deux membres de son personnel pour interrogatoire et exigé qu'ils remettent les rapports périodiques de plusieurs années - qui ont tous été fournis. En octobre 2025, la brigade financière de la police de Gorjani a ouvert en parallèle une enquête pénale sur l'organisation. Des investigations sont toujours en cours sur le bureau régional d'Amnesty International, ainsi que sur plusieurs organisations.

En juillet 2025, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), organisation tunisienne de renom, a reçu une convocation similaire et s'est plié à toutes les demandes de documents ; les enquêteurs ont également interrogé des prestataires et des fournisseurs de services. D'autres organisations, notamment des médias, font l'objet d'enquêtes menées par l'Unité nationale d'enquête sur les crimes financiers complexes de la Garde nationale, à El Aouina, ou la brigade de police de Gorjani pour réception de fonds étrangers « suspects », malversations financières, blanchiment d'argent et autres infractions.

Le 21 octobre, le quotidien progouvernemental Al Chourouk a rapporté que le parquet avait autorisé la police et des unités de la Garde nationale à ouvrir des enquêtes sur les fonds étrangers reçus par des dizaines d'associations du réseau de l'Open Society Foundations, citant des informations émanant du Comité d'analyse financière de la Banque centrale et de la Cour des comptes, et pointant la possible localisation et le gel des fonds dans l'attente des décisions judiciaires.

Des ordonnances de suspension

Entre juillet et le 10 novembre 2025, le tribunal a prononcé des suspensions de 30 jours à l'encontre d'au moins 14 organisations, dont l'ATFD, Aswat Nissa, le FTDES, Nawaat et l'OMCT, en vertu du Décret-loi n° 88 relatif aux associations. L'article 45 de ce texte de loi fixe les sanctions et les procédures applicables aux organisations qui enfreignent des dispositions spécifiques relatives entre autres à la gestion des fonds et aux rapports financiers. En cas d'infraction, le secrétaire général du gouvernement doit d'abord adresser un avertissement écrit précisant les points à rectifier et accordant un délai maximal de 30 jours afin d'y remédier. Si l'association ne s'y conforme pas, le secrétaire général peut saisir le tribunal de première instance afin d'obtenir la suspension de ses activités pour une durée maximale de 30 jours, décision susceptible de faire l'objet d'un recours accéléré.

Plusieurs organisations ont déclaré n'avoir jamais reçu d'avertissement ; d'autres, dont l'ATFD, ont affirmé avoir rectifié les violations présumées avant la suspension, conformément à l'avertissement reçu près d'un an auparavant, rendant ainsi les décisions arbitraires. Selon l'ATFD, la suspension de 30 jours a entraîné la fermeture de ses foyers pour femmes et de sa ligne d'assistance téléphonique pour victimes de violences domestiques, ce qui a des conséquences dramatiques pour les personnes ayant besoin de protection et de soutien.

Les campagnes de diffamation ciblées sont devenues monnaie courante. Le 11 octobre, 25 organisations de défense des droits humains et de la société civile ont publié une déclaration conjointe en soutien aux habitants de Gabès, qui manifestaient contre les atteintes à la santé et à l'environnement causées par des usines chimiques appartenant à l'État. Dans la foulée, des comptes de réseaux sociaux proprésidentiels et des commentateurs dans les médias les ont accusées d'être des « mercenaires », des « agents de l'étranger », des « corrompus » et des « traîtres », et ont réclamé l'interdiction de leurs financements étrangers.

Restrictions bancaires et obstacles aux financements légaux

À partir d'octobre 2024, des ONG ont subi des restrictions bancaires abusives et des retards injustifiés dans l'obtention de fonds étrangers. Amnesty International a examiné le cas de 20 ONG dont la banque a refusé de traiter les virements, ou restitué les fonds à leurs donateurs. Au moins deux banques ont ordonné à des ONG de clôturer leurs comptes sans justification, et plusieurs ont ensuite eu bien du mal à en rouvrir de nouveaux, ce qui a gravement perturbé leurs activités et contraint au moins une d'entre elles à fermer son bureau en Tunisie. D'autres banques exigent désormais de lourdes formalités administratives pour chaque transfert, engendrant des retards qui atteignent jusqu'à 10 semaines.

En vertu du droit international relatif aux droits humains, les ONG ont le droit de chercher, d'obtenir et d'utiliser des ressources, notamment des financements nationaux, étrangers et internationaux, ce droit étant un volet essentiel du droit à la liberté d'association. Toute restriction doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire et proportionnée. Les limitations arbitraires ou discriminatoires - y compris les obstacles administratifs excessifs - bafouent ce droit.

« Ce harcèlement judiciaire et administratif tous azimuts a instauré un climat de peur généralisé, restreignant les droits à la liberté d'association et d'expression, et étouffant l'espace civique en Tunisie. Les autorités doivent prendre des mesures efficaces en vue de faire respecter les droits humains, de permettre aux ONG de mener librement leurs activités en faveur de ces droits, de protéger les défenseur·e·s des droits et les travailleurs·euses humanitaires, de lever les suspensions et de dégeler les avoirs », a déclaré Erika Guevara-Rosas.

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