Ministry of the Interior and the overseas territories of the French Republic

11/05/2025 | News release | Distributed by Public on 11/05/2025 05:31

10 ans après les attentats du 13 novembre 2015 : quand la mission prend le dessus

Aujourd'hui directeur national adjoint de la Police judiciaire en charge des opérations, Philippe Chadrys, était chef de la sous-direction antiterroriste (SDAT) au moment des attentats du 13 novembre 2015. C'est lui qui a piloté l'enquête, l'une des plus importantes jamais menées en France. Rencontre.

En novembre 2015, alors chef de la sous-direction antiterroriste, vous avez coordonné l'enquête sur les attentats du 13 novembre 2015. Dans quel contexte sont-ils survenus ?

Les attentats de 2015, c'est le retour du terrorisme islamiste que nous n'avions plus connu en France depuis 1995-1996. Même si en mars 2012, les attaques de Mohamed Merah et le massacre de l'école juive Ozar Hatorah, à Toulouse, portent déjà les prémices de ce qui va se passer.

Quand j'arrive à la SDAT en mai 2014, nous sommes face à une situation inédite et d'ampleur avec le Printemps arabe et le soulèvement contre Bachar al-Assad. L'État islamique (EI) progresse très vite et Al Adnani, porte-parole de l'EI, proclame le califat le 29 juin 2014. L'enjeu majeur pour l'ensemble des services en charge contre la lutte antiterroriste est d'empêcher les jeunes Français de rejoindre les groupes terroristes au Moyen-Orient afin d'éviter qu'ils ne se forment sur zone et reviennent commettre des attentats en France. Ainsi au total, ce sont près de 1 500 Français ou résidents sur le territoire national qui rejoindront la Syrie ou l'Irak, dont 94 % entre 2013 et 2016.

À l'automne 2015, nous avions déjà subi notamment les attentats de janvier 2015, mais nous sentions que la menace exogène, donc venue de la zone syro-irakienne, constituait la menace principale.

Il est clair que le porte-parole de l'EI, Al Adnani, est entouré de djihadistes européens, et notamment français donc, qui souhaitent frapper durement leur pays d'origine. Il va donc mettre en place une structure chargée d''organiser et de planifier des attentats en Europe. En feront partie entres autres Oussama Atar, Abdelhamid Abaaoud. Au second semestre 2015, cette unité va se professionnaliser en sélectionnant des combattants, les formant aux fins de les projeter en Europe via les flux de migrants.

Ils connaîtront plusieurs échecs qui seront autant de signaux d'alerte forts : l'arrestation en Belgique de la cellule de Verviers en janvier 2015, l'envoi par Benyoucef de Sid Ahmed Ghlam qui tentera de passer à l'action en France le 19 avril 2015 contre l'église de Sainte-Thérèse de Villejuif ; l'arrestation au mois d'août de Reda Hame, envoyé lui aussi par Abaaoud après un court séjour sur zone pour commettre un attentat en France. Puis ce sera le fait le plus grave, celui qui aurait pu se solder par des dizaines de morts : la tentative d'Ayoub El Khazzani, recruté lui aussi par Abaaoud, et qui sera stoppé le 21 août 2015 dans le Thalys 9364 Amsterdam-Paris par un Français puis trois militaires américains en permission.

Clairement tous les services anti-terroristes étaient parfaitement conscients que cette menace projetée existait et que l'EI cherchait à frapper la France par tous les moyens. Nous étions à la SDAT tous mobilisés. Les messages de l'EI étaient extrêmement clairs et menaçants. Mais la forme que vont prendre ces attaques est totalement inédite.

Si vous deviez définir ce moment en un mot, quel serait-il ?

Le chaos.

Comment conduit-on une enquête lors d'un événement d'une telle ampleur ? Quels étaient les objectifs principaux, les services concernés ?

Nous sommes trois services à être co-saisis par le parquet de Paris à 23h :

  • la sous-direction anti-terroriste (SDAT) qui fait partie de la direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ) et qui va coordonner l'enquête sous l'autorité du parquet ;
  • la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) ;
  • la police judiciaire de la préfecture de Police de Paris (PJPP).

Quand nous sommes saisis, il y a une prise d'otages en cours, plusieurs points d'attaque en même temps, des ceintures explosives… Il faut identifier rapidement les terroristes, le nombre de victimes, organiser le travail, prendre les décisions, les faire valider, faire des comptes rendus, fiabiliser l'information… C'est une tâche colossale.

Comment organise-t-on ses équipes dans un tel contexte de pression ?

En effet, il s'agit d'une enquête hors normes, d'une extrême intensité, dans un climat de chaos et de sidération. La pression est à la hauteur de la gravité des faits connus.

Heureusement, dans la continuité des attentats de Madrid, en mars 2004, et de Londres, en juillet 2005, nous avions préparé un dispositif pour répondre sur le plan judiciaire à un événement terroriste majeur. Les trois niveaux de ce plan, placé sous l'autorité de la SDAT étaient les suivants :

  • un niveau national avec un poste de commandement de crise qui est l'échelon suprême de commandement et différents pôles (enquête et victimes, renseignement et recueil de l'information, relations internationales). Dès son activation, il devient l'interlocuteur unique du parquet et il coordonne l'action de l'ensemble des services judiciaires intervenants, collecte les informations des PC territoriaux, informe la chaîne hiérarchique et judicaire et tient un chrono relatant l'intégralité des évènements ;
  • un niveau territorial où tous les services de police judiciaire déclinent ces trois mêmes pôles ;
  • un échelon situé au niveau des scènes de crime.

Par ailleurs des outils sont mis en place : chrono, réseau sécurisé, ligne téléphonique 197 réservée aux appels à témoins avec des opérateurs policiers qui envoient les fiches au pôle renseignement…

Une organisation spécifique permet de coordonner de manière optimale la police technique et scientifique, la Brigade de recherche et d'intervention (BRI), les service d'enquête en France et à l'international… et de s'appuyer sur un maillage territorial important. En effet, pour mener cette enquête, nous avons eu à notre disposition l'ensemble des services de la direction centrale de la Police judiciaire, soit 6000 fonctionnaires. S'y sont ajoutés les policiers de la police judiciaire parisienne ainsi que ceux du département judiciaire de la DGSI.

Comment répartit-on le travail ?

Tout d'abord, et c'est important, nous sommes désignés service coordonnateur par la section antiterroriste du parquet de Paris (la section C1), c'est-à-dire que nous organisons et répartissons le travail de l'ensemble des services, prenons les décisions dans l'enquête et les faisons valider par le parquet, à qui nous rendons compte plusieurs fois par jour. Nous assurons la circulation de l'information entre les unités, nous gérons l'aspect victime et centralisons la procédure selon un plan de procédure cohérent, par thématique. Nous gérons les scellés (priorisation, traçabilité, envois dans les laboratoires…) et le volet international.

Le 14 novembre 2015, un premier terroriste, Salah Abdeslam est identifié mais les vidéos montrent qu'il y en a au moins deux autres en fuite. C'est donc un groupe de travail pour chaque axe d'enquête :

  • un sur la recherche de Salah Abdeslam et plus largement sur la Belgique. On va très vite se rendre compte qu'il s'agit d'une affaire belge et que trois équipes de terroristes sont parties de Belgique le 12 novembre. Toute la préparation opérationnelle a été faite à Bruxelles : faux documents, location de véhicules et/ou d'appartements conspiratifs, fabrication du TATP (peroxyde d'acétone)…
  • un groupe sur Abdelhamid Abaaoud qui est un objectif prioritaire des services de renseignement. En effet, comme évoqué précédemment c'est un membre important de l'EI et à l'origine de plusieurs envois de terroristes en France ;
  • un autre groupe sur l'identification des victimes…

Comment avez-vous identifié l'appartement où logeait Abdelhamid Abaaoud à Saint-Denis ?

Grâce à un appel de témoin au 197, le 16 novembre à 14h56. Une femme tient des propos confus sur une fille qu'elle héberge, Hasna Aït Boulahcen, qui aurait des liens avec Abaaoud. Elle parle de 90 kamikazes infiltrés, de risques d'attentats à suivre, notamment à la Défense, le 19 novembre. Elle évoque les baskets orange d'Abaaoud (or l'exploitation de la vidéo d'un témoin de la rue de Charonne permet de constater qu'un des tireurs du « commando des terrasses » porte des baskets orange), ce qui nous laisse penser que ce n'est pas un piège, comme cette hypothèse avait pu être dans un premier temps envisagé, qu'il faut évidemment prendre en compte et traiter le renseignement. Le témoin est convoqué à 18h30.

C'est une autre course contre la montre qui va commencer pour contrer un éventuel nouveau passage à l'acte. Nous mettons en place une surveillance continue, technique et physique sur Hasna Aït Boulhacen, mais aussi aux abords du lieu où le rendez-vous décrit par le témoin avait eu lieu, à Aubervilliers.

La journée du 17 a été déterminante. Je me souviens très bien de ce moment qui est un tournant majeur du dossier. Imaginez la pression quand nous avons 130 morts dans Paris, de savoir qu'Abaaoud est à Aubervilliers en train de fomenter d'autres attentats !

La filature d'Hasna Aït Boulahcen nous mène à Saint-Denis et à Abaaoud qu'elle a récupéré en cours de route. Nous sommes au 1, rue du Corbillon aux pieds d'un immeuble qui sert de squat ; il est plus de 22h.

Je demande aux unités de la section de recherche et de surveillance de la SDAT, renforcée dans la soirée par des unités de la BRI nationale de couvrir les abords de la rue afin de rendre le secteur le plus étanche possible.

Une réunion de calage est organisée dans les locaux de la SDAT avec le chef du RAID et quelques-uns de ses collaborateurs. Il aura pour mission de procéder à l'interpellation des terroristes.En effet, décision a été prise, au regard de la dangerosité d'Abaaoud et surtout du risque qu'il soit, lui ou son complice, porteur d'une ceinture explosive.

À 4h20, nous nous retrouvons sur place à Saint-Denis, le RAID intervient. En tentant d'ouvrir la porte de l'appartement, la colonne d'assaut du RAID essuie des tirs. Riposte à l'arme automatique et par des jets de grenades offensives. Explosion de l'intérieur. L'opération se termine à 11h, le 18 novembre. Jawad Bendaoud, le « logeur », est interpellé. La police technique et scientifique n'identifie pas tout de suite Abaaoud car l'immeuble est dans un sale état. Il menace de s'effondrer et nous devons le faire stabiliser pour que nos équipes puissent travailler sans risque. Nous y découvrons les corps des trois occupants. À l'extérieur, des débris humains et les restes d'une ceinture explosive. Un pistolet automatique et une douzaine d'étuis percutés seront retrouvés après le tamisage complet des gravats.

Une séquence importante se termine mais l'enquête continue et à ce moment-là, Abdeslam est toujours dans la nature. L'enquête va durer quatre ans.

L'utilisation d'internet par les terroristes djihadistes modifie-t-elle les processus d'enquête ? Si oui, en quoi ?

L'EI a compris très vite l'intérêt de la communication, d'utiliser des vidéos de qualité à la façon des jeux vidéo pour attirer des jeunes combattants. Quand le califat est installé en 2014, il y a une vraie offensive médiatique de l'EI avec des productions écrites et audiovisuelles qui utilisent les codes des jeunes générations. Les réseaux sociaux sont utilisés aux fins de propagande et de recrutement :

  • Twitter pour vanter les succès militaires,
  • Facebook où les combattants étrangers racontent, du moins dans un premier temps, ce qu'ils font sur zone,
  • Telegram pour recruter des combattants.

Ces sources nous ont permis de nourrir nos enquêtes en récoltant des éléments de preuve numérique et d'empêcher de potentiels départs sur zone. Sans cette stratégie de communication, jamais autant de Français ne seraient partis.

Selon les mêmes codes, une importante campagne médiatique de l'EI sera lancée dès le 14 novembre aux fins de revendications. Ce sont les frères Clain, djihadistes de la première heure partis sur zone dans les premiers, qui vont la mener.

Comment gère-t-on la charge émotionnelle qu'implique un tel événement ? Pour soi-même et pour ses équipes ?

C'est un travail H24. Il faut s'organiser pour tenir dans la durée et faire en sorte que ses équipes dorment au moins quelques heures par nuit. Pour dérouler des enquêtes d'une telle complexité avec une telle masse de travail, il est nécessaire de travailler avec des gens loyaux et efficaces. Des policiers spécialisés, ultra disponibles, motivés par leur mission et capables de travailler dans des conditions difficiles et souvent éprouvantes. Et j'ai eu des collaborateurs au top avec une disponibilité hors normes et un professionnalisme à toute épreuve, qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes. La plupart d'entre eux étaient très aguerris à l'enquête terroriste. L'encadrement, commissaires et officiers, était également de grande valeur.

Par ailleurs, nous avions une habitude de travail avec nos collègues de la DGSI et de la police judiciaire parisienne qui nous permettait une véritable fluidité dans nos investigations. Ces relations de confiance et de respect mutuel existaient également avec les magistrats, eux aussi spécialisés. Cette enquête hors norme n'aurait pu aboutir sans ce collectif.

Nous étions moins de 150 personnes à la SDAT. Pendant cette période, personne n'a eu de vie personnelle. C'est la mission qui a pris le dessus sur la charge émotionnelle. On ne peut s'en rendre compte que quand on vit ça de l'intérieur mais cela marque une vie professionnelle et personnelle. Même si les enquêteurs ont pu bénéficier d'une assistance psychologique, certains n'ont pas tenu le choc : faire des constatations au Bataclan, annoncer la mort d'un fils ou d'une fille de 20 ans, c'est difficilement supportable pour le commun des mortels.

J'ai un énorme respect pour ce qui a été fait par les enquêteurs anti-terroristes durant cette période d'intensité extrême qu'a connu notre pays, pour les personnels administratifs qui ont fait tout le back office. Et bien sûr, je pense aux familles de victimes.

Quels sont les enseignements retenus à l'issue des attentats du 13 novembre, en termes opérationnel ?

Il ne faut jamais baisser la garde. Si l'EI a été dissous, la menace est toujours présente, même si moins élevée qu'en 2015. Elle a changé de visage, avec de plus en plus de mineurs. Certains terroristes sont aussi difficiles à détecter comme Mohamed Medjdoub, un étudiant algérien inconnu des services de police qui avait posé un colis piégé déclenchable à distance à Lyon, en mai 2019. Peu après 2015 , c'est la menace endogène qui a pris le dessus. Des projets ont été soutenus depuis la Syrie, ou inspirés comme par exemple celui de Magnanville où un couple de policiers a été tué le 13 juin 2016 à son domicile, celui de la promenade des Anglais à Nice, le 14 juillet 2016.

Entre 2015 et 2019, nous avons été saisis de plus de 50 faits d'attentats, en France et à l'étranger, entrainant la mort de plus de 250 personnes sur le territoire national. Beaucoup ont été déjoués. Pour ce faire, il nous faut conserver la capacité opérationnelle des services antiterroristes, de renseignement mais également de ceux qui ont une vocation judiciaire capables, comme la SDAT, de faire face à des attentats majeurs et coordonnés, en capacité de traiter ce genre d'affaires.

Enfin, nous avons un devoir de mémoire et ne jamais oublier cette période, rendre hommage aux gens qui ont servi le pays dans un tel contexte et bien évidemment penser aux nombreuses victimes et à leurs familles et leurs proches.

Chiffres clés de l'enquête

Le procès des attentats terroristes commis le 13 novembre 2015 à Paris, dit V13, a eu lieu entre septembre 2021 et juillet 2022.

17 897 appels téléphoniques reçus au 197, numéro dédié aux attentats
5 338 procès-verbaux durant les onze jours d'enquête en flagrance
542 tomes de procédure
46 919 pièces
4 000 scellés
300 commissions rogatoires techniques (interceptions téléphoniques et mesures de géolocalisation)
20 personnes renvoyées devant la cour d'assises spécialement composée en France, dont 14 comparaîtront, les autres étant décédés
13 terroristes décédés lors d'actions terroristes

Ministry of the Interior and the overseas territories of the French Republic published this content on November 05, 2025, and is solely responsible for the information contained herein. Distributed via Public Technologies (PUBT), unedited and unaltered, on November 05, 2025 at 11:32 UTC. If you believe the information included in the content is inaccurate or outdated and requires editing or removal, please contact us at [email protected]